IV
PAR ORDRE DU ROI

Bolitho et Catherine ne dirent pas grand-chose pendant la plus grande partie du chemin le long de la Tamise, de Chelsea au Parlement. Ils songeaient chacun de leur côté à ce que leur réservait le proche avenir.

Sillitœ avait fait porter à Chelsea un court billet rédigé de sa main, dans lequel il soulignait que cette invitation n’était pas seulement affaire de vanité ou de curiosité. Bolitho devinait qu’on lui avait demandé d’écrire ce mot afin d’être sûr qu’ils viendraient tous les deux.

Ce même jour, il était allé consulter un médecin recommandé par le grand homme en personne, Sir Piers Blachford, de l’Académie de chirurgie. Catherine était restée dans la voiture car elle ne voulait pas attendre à Chelsea les conclusions de ce rendez-vous.

L’examen avait été très approfondi et Bolitho sentait encore son œil le piquer après les sondages et les applications d’onguent.

Lorsqu’il était remonté en voiture, elle avait deviné, en dépit de son sourire et des grands signes qu’il avait adressés au jeune Matthew, que la visite n’avait rien donné.

Même maintenant, alors qu’elle serrait sa main sous son manteau, elle sentait sa détresse, celle d’un homme qui se demandait s’il en verrait jamais le bout. Apparemment, on ne pouvait rien faire tant que l’on n’aurait pas inventé quelque nouvelle technique. Le médecin avait parlé de lésions rétiniennes et l’avait prévenu que tout nouvel examen risquait de le priver définitivement de son œil.

Il avait employé le langage de sa profession, mais comme s’il s’agissait de quelque chose d’évident, le langage de son monde à lui. Richard n’y avait sans doute pas compris grand-chose, sauf à l’énoncé du verdict. L’état de son œil ne pouvait qu’empirer, mais personne ne s’en apercevrait avant un certain temps.

Puis, dans la soirée, il y avait eu ce moment précieux entre tous, lorsqu’elle avait descendu les marches dans sa robe de soie verte, et il ne l’avait pas quittée des yeux tout du long. Tant de souvenirs : leurs mains qui s’étaient effleurées quand Bolitho avait failli trébucher contre une marche, dans cette demeure qui dominait Port-aux-Anglais.

Elle avait relevé ses cheveux en chignon, cargués, comme disait Allday. Sa coiffure dégageait les boucles d’oreilles en filigrane d’or que Bolitho lui avait offertes, celles qu’elle avait réussi à cacher sous ses haillons lorsque son mari, avec la complicité de Belinda Bolitho, l’avait fait injustement jeter en prison pour dettes, avec une déportation certaine à la clé.

Elle avait autour du cou son dernier cadeau, dont il lui avait fait la surprise à son retour de mer. C’était un pendentif en diamants, en forme d’éventail déployé, comme celui qu’il lui avait rapporté de Madère.

Elle avait contemplé ses yeux, ils la réchauffaient tout autant que le soleil. Le pendentif reposait, provocant, dans le sillon sombre entre ses seins. Il lui avait dit d’une voix douce :

— Ce soir, tu seras la plus belle.

Ces mots l’avaient profondément émue. Elle n’avait que le titre de lady, mais elle savait que, pour Richard, cela signifiait bien plus.

Quelques passants désignaient les armes dessinées sur la portière, mais, au cœur de Londres, la célébrité était chose banale et trop souvent éphémère.

Bolitho avait dû lire dans ses pensées.

— Je retrouverai la maison avec bonheur, Kate.

Ils avaient entrelacé leurs doigts sous son manteau, comme des amants.

— Je ne sais pas ce que nous faisons ici.

Il la regarda dans les yeux.

— Mais je suis fier de te montrer. Je le suis toujours. Tu trouves que ce sont des gamineries ?

Elle lui donna une petite tape sur la main.

— Je ne voudrais pas que tu sois autrement, et je suis très fière d’être à tes côtés.

Même si Sillitœ se trompait, si cette invitation n’était due qu’à de la curiosité, à cet amour du scandale de la part de ceux qui n’avaient rien à en craindre, elle était décidée à faire preuve de dignité.

Au-dessus de Londres, le ciel était clair, d’une clarté inhabituelle, mais les lumières de Carlton House brillaient de mille feux. Valets et domestiques vêtus de livrées superbes couraient dans tous les sens pour ouvrir les portières des voitures et déplier les marchepieds. De la musique, violons et harpes, couvrait le tintamarre des chevaux et les cris des spectateurs. Bolitho sentit qu’elle lui mettait la main sur le bras et l’entendit murmurer : « On se croirait dans les jardins d’agrément de Vauxhall. Nous y retournerons. »

Il hocha la tête, il était heureux qu’elle se souvienne encore de cette nuit où elle lui avait fait découvrir cet aspect de son Londres à elle.

Des valets de pied emperruqués les débarrassèrent de leur manteau et prirent le bicorne de Bolitho. Ils déposèrent le tout dans une antichambre après les avoir soigneusement marqués, en cas de retraite précipitée. Catherine, le voyant un peu perdu, lui fit un grand sourire. Ses yeux brillaient à la lueur de milliers de bougies.

La plupart des hommes dans sa position se seraient délectés d’être ici, songeait-elle. Il était un vrai héros, aimé, craint, respecté et envié. Mais elle le connaissait trop bien. Elle percevait sa méfiance, son souci de la protéger contre quiconque aurait essayé de la menacer.

Ils se laissèrent entraîner dans une grande salle au plafond décoré de nymphes et d’hippocampes fantastiques. Il y avait un orchestre, mais Catherine pressentait qu’il y en avait un second, quelque part dans ce palais extravagant. Apparemment, la décoration venait d’être refaite et reflétait peut-être les goûts ou la personnalité du Prince régent. On disait de lui que c’était un joueur invétéré, un buveur et un débauché. Son père le traitait ouvertement de « roi des damnés ». Son aventure scandaleuse avec Mrs Fitzherbert, ses maîtresses qu’on ne comptait plus, tout cela montrait dans quel mépris il tenait et son père et la bonne société.

Les femmes étaient nombreuses, certaines, sans détour et visiblement mal à l’aise, ne sachant que dire. Leurs maris gardaient bouche cousue et transpiraient abondamment au fur et à mesure que la salle se remplissait. D’autres femmes aussi, moins intimidées, vives, vêtues de robes si décolletées que c’était miracle si leur tenue parvenait à tenir en place. C’est presque avec soulagement qu’ils aperçurent Sir Paul Sillitœ. Il les indiqua à un domestique et s’approcha pour les accueillir.

— Toutes mes félicitations, sir Richard ! On peut dire que vous faites tourner bien des têtes !

Mais il n’avait d’yeux que pour Catherine et il porta sa main à ses lèvres.

— Chaque fois que je vous vois, lady Catherine, c’est comme s’il s’agissait de la première. Vous êtes une véritable enchanteresse.

— Vous êtes trop flatteur, monsieur, lui répondit-elle en souriant.

Mais Sillitœ s’activait.

— Si j’en juge par les habitudes du prince, il s’agit d’une réception plutôt modeste. La salle du banquet est à part. Un souper intime, en quelque sorte. Le dégoût qu’éprouve le Prince régent pour le Premier ministre empire de jour en jour. Je suis bien placé pour le savoir. Il ne nous manquera pas.

Bolitho prit un grand et beau verre sur un plateau et remarqua le coup d’œil du valet de pied. Sillitœ utilisait-il cette sorte de gens comme source d’information ? Il savait énormément de choses, et le pouvoir que lui donnait cette connaissance pouvait se révéler presque dangereux.

Sillitœ poursuivait :

— Nous serons une quarantaine, j’imagine.

Bolitho jeta un regard à Catherine. Sillitœ connaissait précisément le nombre de convives, la vraie valeur et peut-être les secrets de chacun d’eux.

Mais il s’intéressait de nouveau à Catherine, ses yeux profondément enfoncés n’en perdaient pas une miette.

— On servira de nombreux vins…

Elle effleura l’éventail en diamants sur sa poitrine.

— Je prends bonne note de votre mise en garde, sir Paul. Notre hôte trouve de l’amusement à voir ses invités s’imbiber un peu trop, n’est-ce pas ?

Sillitœ s’inclina.

— Vous êtes très perspicace, comme à l’accoutumée, lady Catherine. Je savais que je n’avais aucun besoin de vous le dire.

Bolitho remarqua que les gens se détournaient lorsqu’il les surprenait à le regarder. Eh bien, regardez donc, et allez au diable. Il imaginait aisément certains de ces hommes se couvrant de ridicule, et des dames qui allaient devenir, pas forcément de leur plein gré, la proie d’autres encore. Il avait suffisamment constaté ce genre de phénomène dans des garnisons de l’armée. Était-ce à cela qu’ils pensaient quand ils dévisageaient Catherine, voyaient-ils dans son mépris des conventions une menace pour leur masculinité, ou un défi à leur virilité ?

Il pensait à elle, aux derniers jours qu’ils avaient passés dans la chaloupe assommée de soleil, elle avait gardé espoir jusqu’au bout alors qu’un sauvetage leur paraissait à tous impossible et que la mort semblait la seule issue. Et maintenant encore, quand elle se tournait légèrement pour observer la salle, on voyait les petites cicatrices de brûlure sur ses épaules ; pourtant, cela faisait plusieurs mois que le Pluvier Doré s’était écrasé sur le récif. Il ressentait une brusque envie de la prendre dans ses bras, de la tenir serrée contre lui jusqu’à ce que ces terribles images s’effacent de son esprit.

Au lieu de cela, il lui demanda :

— Lorsque je serai parti… – il la vit se raidir, il sentait que Sillitœ essayait de ne pas écouter : Il n’y a rien dont j’aurais plus envie qu’un portrait de toi.

Elle leva légèrement le menton, il voyait une petite veine battre sur son cou.

— Je serai heureuse de te donner satisfaction, Richard – elle se pencha pour lui prendre la main ; c’était comme si la salle était déserte : Toutes tes pensées sont toujours pour moi, jamais pour toi…

Elle se détourna en entendant les portes s’ouvrir et un huissier cria d’une voix importante :

— Je vous prie de vous lever pour le Prince de Galles, Régent de toute l’Angleterre !

Bolitho concentra toute son attention sur le Régent qui faisait son entrée au milieu de cette foule bigarrée. Pour quelqu’un d’aussi corpulent, il marchait d’un pas léger, on aurait même cru qu’il glissait, et Bolitho songea soudain à un vaisseau de ligne qui ne prend plus le vent en gagnant lentement son mouillage.

Il ne savait pas exactement à quoi il s’était attendu : peut-être quelque chose entre les dessins cruels de Gillray[1] et les portraits qu’il avait vus à l’Amirauté. Il avait six ans de moins que Bolitho, mais ses excès avaient laissé des traces sur son visage. Passionné par la mode, il était élégamment vêtu, coiffé en avant conformément aux derniers canons, une moue boudeuse sur les lèvres et le sourire amusé.

A mesure qu’il s’avançait lentement, les femmes plongeaient dans de profondes révérences et les hommes s’inclinaient, rouges de plaisir s’ils avaient eu la chance d’être remarqués.

Mais le prince, « Prinny » comme le surnommait Sillitœ avec une nuance de dédain, tourna son regard vers Bolitho puis, avec beaucoup plus d’intérêt, vers Catherine.

— Ainsi, c’est vous qui êtes mon nouvel amiral.

Il s’inclina vers Catherine qui faisait la révérence.

— Relevez-vous, je vous prie, lady Catherine.

Ses yeux fixaient le pendentif qui brillait de mille feux.

— C’est un honneur, vous serez placée près de moi – il tendit la main à Bolitho : Vous avez un bon tailleur, amiral. Le connaîtrais-je ?

Bolitho resta impassible. Il avait suffi d’un courrier expédié à Falmouth, d’une lettre qui donnait au tailleur ses instructions. Le vieux Joshua Miller avait confectionné son nouvel uniforme sans faire la moindre pause, les autres seraient prêts lorsqu’il mettrait sa marque sur L’Indomptable. Il répondit :

— Il travaille à Falmouth, Votre Altesse.

Le prince sourit.

— Dans ce cas, il est certain que je ne le connais pas.

Ses yeux revinrent sur l’éventail de diamants.

— Vous devez vous languir, milady : vivre à la campagne lorsque Sir Richard est parti… hmm ?

— J’ai trop à faire pour m’ennuyer, Votre Altesse.

Il lui tapota doucement le poignet.

— Une beauté comme vous ne devrait jamais avoir à faire !

Puis ils se dirigèrent vers la pièce d’à côté. Bolitho avait entendu dire que, pour les besoins d’un banquet qui avait été récemment donné, une table de plus de soixante mètres de long avait été installée avec, à son extrémité, une fontaine d’argent d’où coulait un ruisseau artificiel.

Mais ils ne seraient pas déçus ce soir, même si l’assistance était moins nombreuse. Une véritable armée de valets de pied et de domestiques était alignée le long des murs, et des flots de musique douce se déversaient qui provenaient des portes les plus éloignées.

Bolitho prit sa place sans aucun enthousiasme. L’éclair qui était passé dans les yeux du Prince régent ne lui avait pas échappé. L’excès de confiance en soi d’un homme habitué à arriver à ses fins. Alors qu’un valet tirait le siège de Catherine, de l’autre côté de la table, elle lui jeta un regard appuyé, un peu contraint. Pense à moi, semblait-elle lui dire comme pour le rassurer. La femme de la chaloupe, celle qui t’aime et n’en aime nul autre.

Le prince s’installa dans un fauteuil à haut dossier. Et qui ressemblait à un trône, songea Bolitho, avec toutes ces armes sculptées : les plumes de ses propres armes, la couronne royale et son chiffre, G.R. Comme s’il se voyait déjà roi.

Catherine était assise à sa droite, Bolitho à sa gauche. Le prince ne se souciait guère des autres invités, qui pouvaient bien s’installer à leur guise.

Le prince leva la main et, instantanément, telle une section de fusiliers marins se livrant à un exercice compliqué, les valets et les domestiques entrèrent en action.

Conformément aux us et coutumes, Bolitho s’attendait à ce que l’on dise le bénédicité ; il y avait même, à l’autre extrémité de la table, un évêque à l’air sévère qui fit mine de se lever. Pourtant, le prince ne parut pas y prêter la moindre attention, et Bolitho devina, tout comme Sillitœ, que Son Altesse royale ne se souciait guère de tout cela. La table grinça bientôt sous le poids d’énormes plats, certains en or, d’autres en argent. Il devait bien y avoir au moins autant de monde dans les cuisines, se dit Bolitho. Une soupe printanière, puis des tranches de saumon arrosées d’une sauce aux câpres et des filets de sole grillés. Un seul plat aurait suffi à rassasier le plus affamé des aspirants, mais en observant la table, Bolitho vit que les convives n’hésitaient pas. L’argenterie brillait à la lueur des chandeliers ; les mains se levaient et plongeaient dans les plats comme si les invités n’avaient rien avalé depuis plusieurs jours.

Lorsque l’on eût rempli les verres, le prince laissa tomber :

— C’est un vin assez léger, lady Catherine, ce n’est pas ce que je préfère. J’aime mieux des vins qui ont un peu plus de corps.

Elle croisa son regard.

— Un vin de Madère, j’imagine.

Elle n’avait pas réagi lorsqu’il avait lourdement insisté sur le dernier mot. En fait, c’était plutôt amusant. Après tout, le prince n’était pas différent des autres hommes – en regardant Bolitho, elle leva son verre : A notre nouvel amiral, Votre Altesse !

Quelques-uns des convives les plus proches se joignirent à eux, mais la plupart des invités étaient trop occupés à vider leurs assiettes en prévision de ce qui allait suivre.

Le prince répondit :

— C’est vrai, vous avez raison. J’ai été très impressionné par les propos que vous avez tenus à l’Amirauté, sir Richard, bien que le choix de votre vaisseau amiral m’ait surpris d’abord, avant que j’en comprenne finalement la raison. Ce besoin de disposer de vitesse et d’artillerie pour pouvoir agir isolément… j’en sais beaucoup qui ne sont toujours pas convaincus. Les bâtiments marchands, par exemple, et d’autres encore, qui s’imaginent faire prospérer leurs affaires et remplir davantage leurs bourses si nous relâchons notre pression sur l’ennemi. Ceci doit cesser, j’insiste ! – il décocha à Catherine un petit sourire ironique : Pardonnez-moi de parler de tout ceci, lady Catherine. Je suis sûr que vous en avez déjà trop entendu sur ce sujet.

— Pour tout ce qui concerne Sir Richard, Votre Altesse, je suis toujours avide d’en apprendre davantage.

Il la pointa du doigt.

— Sa responsabilité va être énorme.

Elle répondit tranquillement :

— Mais ne peut-on en dire autant de tout commandant qui navigue isolément, qui ne peut compter que sur ses propres talents et sur son seul courage ?

Il hocha la tête, un peu surpris peut-être de ce ton direct.

— Oui, certes, mais la responsabilité d’un amiral est pleine et entière !

Bolitho se recula légèrement pour laisser le champ libre aux mains gantées de blanc qui s’agitaient autour de lui. Les assiettes disparurent comme par enchantement. Cela lui donna le temps de réfléchir aux derniers propos du prince. Il en concluait qu’il voulait augmenter la pression sur les Français, en finir une fois pour toutes. Pas étonnant que le Premier ministre fût absent ; Spencer Perceval penchait pour l’apaisement, ne serait-ce que pour éviter une guerre avec les États-Unis.

Cela dit – et encore pour les douze mois à venir –, le prince ne disposait que de pouvoirs limités. Impossible d’envisager des actions décisives qui auraient des conséquences à long terme et que le roi risquait de dénoncer s’il avait retrouvé la raison au terme de cette période.

En levant les yeux, il vit que Catherine le regardait. Elle songeait certainement aux périls inhérents à sa nouvelle position. Ils avaient besoin d’un amiral capable d’agir sans hésitation, un amiral qui n’allait pas traîner les pieds en attendant les ordres et contrordres venus de Londres. Cela, c’était la position officielle. Ils savaient tous deux quelle était la réalité. Il avait souvent parlé à Catherine de la solitude du commandement, lorsque l’on navigue seul, sans autorité supérieure. Si l’on réussissait, d’autres revendiquaient les succès. En cas d’échec, c’est vous qui en subissiez le blâme.

Il leva son verre en face du sien.

Le prince examinait le plat suivant, somptueusement décoré, tranches d’agneau rôti, chapons entrelardés et dinde braisée, jambon, langue, et différentes sortes de légumes. Et, naturellement, encore du vin. Il finit par dire :

— J’aurais dû vous faire asseoir à l’autre bout de la table, sir Richard. Vous et cette dame… j’ai l’impression de me trouver en face de conspirateurs !

Mais il éclata de rire et Bolitho remarqua plusieurs invités qui en faisaient autant, alors qu’ils n’avaient probablement pas saisi un traître mot de l’échange. Comme des soldats sur le champ de bataille, comme des marins sur l’océan, qui payaient souvent de leur vie et qui ne voyaient jamais ceux qui les employaient.

— On me dit que vous ferez d’abord relâche à Antigua ?

Il fit signe à un valet de pied, lequel lui servit un nouveau morceau de chapon. Ce qui laissa à Bolitho le temps d’observer la réaction de Catherine : il surprit son air peiné, le prince avait vendu la mèche. J’aurais dû lui en parler dès que je l’ai su.

— Je compte y rassembler mon escadre, et j’espère par la même occasion y recueillir quelques informations sur la situation locale.

Le prince laissa tomber négligemment :

— J’ai connu votre défunt mari, lady Catherine. Un joueur endiablé – il se tourna vers elle : Et insouciant au point de se mettre en danger.

— Je sais.

— Nous avons tous nos petites faiblesses. Moi-même…

Il n’en dit pas plus et attaqua sa dinde avec une ardeur renouvelée. Puis il reprit :

— Le choix de votre capitaine de pavillon, sir Richard.

Il se mit à tapoter nerveusement sur la table pour faire venir un valet.

— Tyacke, c’est cela ? Vous auriez pu avoir n’importe quel commandant. Ils seraient prêts à s’entre-tuer pour bénéficier de cette chance. Et pourtant, vous l’avez choisi sans la moindre hésitation. Pourquoi cela ?

— C’est un excellent marin et un très bon navigateur.

— Mais ne commande-t-il pas qu’un misérable brick ?

Le prince se tourna, un peu surpris, quand Catherine posa la main sur son bras.

— Nelson n’avait-il pas choisi Hardy comme capitaine de pavillon, alors qu’il commandait lui aussi un misérable brick ?

Le prince éclata d’un énorme rire.

— Touché[2], lady Catherine ! Je suis très impressionné !

Elle sursauta en entendant un verre tomber sur la table, une flaque de vin s’écoulait vers elle comme du sang.

— Pardonnez-moi, Votre Altesse, commença Bolitho.

Mais c’était à Catherine qu’il s’adressait, et Catherine le savait.

Il avait été ébloui par l’une des bougies du haut chandelier et avait manqué son verre en essayant de le prendre. Personne n’avait apparemment rien remarqué.

Le prince tapota la main de Catherine en lui faisant un grand sourire.

— Buvons un peu de vin pendant que mes gens remplacent la nappe – sans ôter sa main, il ajouta : Il y a tant de choses que j’aimerais savoir.

— A mon sujet, Votre Altesse ?

Elle hocha la tête et sentit le pendentif en diamants se balancer contre son sein.

— On parle beaucoup de vous, lady Catherine. On vous admire aussi énormément, j’en suis convaincu.

— Je ne suis aimée que d’un seul homme, Votre Altesse.

Bolitho jeta un coup d’œil au valet qui remplaçait son verre.

— Merci.

Le domestique faillit en lâcher son plateau et Bolitho devina qu’on le remerciait rarement, à supposer même qu’on lui adressât la parole.

Parcourant la table du regard, il s’aperçut que Sillitœ l’observait. Il était trop loin pour entendre ce qui se passait, mais assez près pour deviner le petit jeu auquel le prince se livrait. Ce qu’il avait fait lui-même assez souvent, et avec beaucoup d’art.

— Mes informateurs me disent que vous êtes excellente cavalière. Lorsque Sir Richard sera parti, peut-être viendrez-vous faire une promenade avec moi. J’adore les chevaux.

Elle lui décocha un sourire, la lumière et les ombres qui se découpaient sur ses pommettes hautes la faisaient paraître encore plus ravissante.

— Je ne viendrai pas, Votre Altesse.

Il s’inclina vers elle, elle éclata de rire en secouant la tête :

— Même pas avec vous !

Le prince avait l’air à la fois surpris et décontenancé.

— C’est ce que nous verrons ! – et à l’intention de Bolitho : Tout homme digne de ce nom doit vous envier.

Il manifesta son irritation lorsqu’une femme assise plusieurs places plus loin se pencha et commença à élever le ton pour être entendue.

— Je me suis posé la question, lady Catherine, et bien d’autres ont dû se la poser, depuis ce terrible naufrage…

Catherine jeta un coup d’œil à Bolitho et haussa légèrement les épaules. Elle se retrouvait en terrain connu. Sa sœur, Félicité, avait déjà suggéré ce que cette femme allait lui dire.

— Tous ces hommes, à bord d’une embarcation aussi minuscule…

Elle regardait tout autour d’elle, les yeux un peu trop brillants. A l’évidence, personne ne l’avait mise en garde contre le goût marqué du prince pour la bouteille.

— Et vous étiez la seule femme au milieu de tous ces hommes ?

Catherine attendait la suite. Apparemment, Sophie ne comptait pas dans ce cauchemar : ce n’était qu’une domestique. Elle répondit d’une voix glacée :

— C’est une expérience que je n’aimerais pas revivre.

De l’autre côté de la table, un homme à l’air accablé, à la chevelure épaisse, murmura d’un ton irrité :

— Cela suffit, Kathleen.

Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, secoua la tête.

— Il y a des choses que les femmes sont bien obligées de faire, mais devant tous ces yeux qui vous regardent…

Bolitho intervint :

— Vous ne vous interrogez jamais sur la vie des marins qui prennent la mer dans les pires conditions, madame ? Pourquoi supportent-ils cette existence ? Eh bien, je vais vous le dire. Parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Je n’oublierai jamais son courage, et je vous suggère de ne pas l’oublier, vous non plus !

Le prince approuva d’un signe de tête et murmura comme s’il était sur scène :

— J’imagine que Lady Kathleen aurait pris plaisir à cette expérience !

Mais, lorsqu’il se tourna vers la dame en question, il affichait une expression de dégoût.

Le reste de la soirée fut un véritable supplice. Un autre plat arriva avec, cette fois, pintades, feuilletés aux huîtres, homards au curry, et du vin à profusion pour arroser le tout. Il y eut enfin une tarte à la rhubarbe servie avec trois confitures différentes et, pour conclure, des gâteaux au fromage. Bolitho mourait d’envie de sortir sa montre, mais savait que son hôte n’apprécierait guère.

Il regarda Catherine, elle gonfla les joues :

— Je n’avalerai plus rien d’ici un mois !

Enfin, ce fut terminé. Après que les dames se furent retirées, on servit aux messieurs du porto et du cognac – qui n’était pas de contrebande, assura le prince. Mais Bolitho se disait que la plupart des invités n’étaient plus en état de s’en soucier. Le prince les retint jusqu’au bout, Bolitho savait qu’il ferait ainsi. Il aperçut un domestique qui lui apportait son manteau et sa coiffure, mais avant qu’il ait pu les prendre, le prince lui glissa d’une voix empâtée :

— Amiral, je vous souhaite bonne chance.

Il prit ensuite la main de Catherine et la baisa longuement. Il ne pouvait se détacher de ses yeux sombres.

— Je n’ai jamais envié aucun homme jusqu’à ce jour, lady Catherine, même lorsqu’il était roi.

Puis il lui reprit la main, la baisa de nouveau et lui retint le bras dans ses gros doigts.

— Sir Richard est le premier.

Ils se retrouvèrent enfin dans leur voiture. Les roues cerclées de fer grinçaient sur les pavés des rues noires.

Il la sentit qui se blottissait contre lui.

— Je suis désolé, pour Antigua.

— Je crois que j’avais deviné.

— Tu as été merveilleuse, Kate. J’ai été obligé plusieurs fois de me mordre la langue.

Elle frotta sa tête contre son épaule.

— Je sais. J’ai tout de même réussi à dire une ou deux choses à cette Kathleen ! – elle éclata d’un rire amer avant de reprendre : Tu es fatigué, Richard ? Trop fatigué ?

Il glissa sa main sous son manteau pour lui caresser le sein.

— Je te réveillerai lorsque nous apercevrons la Tamise, Kate. Et ensuite, nous verrons bien qui est fatigué !

Le jeune Matthew les entendit rire. Toutes ces voitures, tous ces gens célèbres, mais lorsque les autres cochers avaient appris qui il était, ils l’avaient traité en héros. Et attendez qu’on soit rentrés à Falmouth, songeait-il. Il pourrait broder sur cette histoire avec Ferguson et Allday, il comptait leur dire que le Prince de Galles lui avait parlé !

La Tamise émergea à la lumière de la lune, pareille à un ruban d’acier. Bolitho s’agita doucement sur son siège.

Il entendit Catherine murmurer :

— Non, je ne dors pas. Ne retire pas ta main, je suis prête.

 

L’auberge Aux Clés Croisées, perchée au-dessus de la route qui part vers le nord, de Plymouth à Tavistock, était petite, mais confortable. Les diligences empruntaient rarement ce chemin, ce qui n’était guère surprenant. Au cours de ses promenades nocturnes, James Tyacke avait découvert que la chaussée était par endroits à peine assez large pour permettre le passage d’une charrette, alors, une voiture à quatre chevaux…

Le soir, il restait assis dans un coin de la salle et se demandait comment l’établissement parvenait à vivre. Il était tenu par un petit bout de femme accueillante du nom de Meg. Elle était veuve, comme tant de tenancières d’auberges et de débits de bière dans l’Ouest. Rares étaient les habitants du village tout proche de St Budeaux à fréquenter son établissement. Pendant la journée, les clients étaient pour la plupart des ouvriers agricoles qui Dieu merci, songeait Tyacke, restaient dans leur coin.

Il était assis dans l’ombre de l’ample manteau de la cheminée et contemplait les flammes qui s’élevaient dans l’âtre. On était en avril, les arbres bourgeonnaient, les oiseaux emplissaient les champs. Mais les nuits étaient encore fraîches.

L’heure du repas allait bientôt venir, une terrine de lapin dont Meg avait le secret, très probablement. Il ferait peut-être une promenade après souper. Il jeta un coup d’œil à la salle, avec ses meubles propres et bien cirés. Les murs étaient décorés de scènes de chasse et de quelques cuivres. C’était sa dernière nuit. Il regarda la vareuse toute neuve posée sur le banc en face du sien. Le prix des galons dorés avait augmenté depuis la dernière fois. Cela tombait bien, on lui avait réglé un bon paquet de parts de prises. De vieux souvenirs lui revenaient brusquement et avec précision : le canonnier de la Larne qui logeait un boulet entre les bossoirs d’un négrier puant, des visages noirs terrifiés, des femmes nues enchaînées traînant dans leurs excréments, comme des animaux. Et les négriers, Arabes ou Portugais, des hommes prêts à soudoyer tout le monde et à faire du troc. Lorsqu’on les lui amenait, ces derniers savaient qu’il n’y avait rien à tenter. Il n’y avait rien à négocier, il ne restait que la corde qui les attendait à Freetown ou au Cap.

L’excitation de la chasse, lorsque les espars menacent de voler en miettes sous la pression de la toile.

C’était Ozanne qui en était le maître à présent. Tyacke ne connaissait personne qui en fût plus digne.

Il se pencha sur sa vareuse, ornée désormais d’une épaulette dorée sur l’épaule droite. Il se disait qu’elle jurait, en quelque sorte. Mais bon, il était capitaine de vaisseau, même s’il était tout jeune. Il se demanda si Avery avait avoué à Sir Richard qu’il avait trahi son secret pour le convaincre.

Et si Avery s’était tu ? Aurais-je changé d’avis ? Ou bien, serais-je encore dans l’arsenal, à bord de la Larne ?

Deux hommes entrèrent et s’installèrent à une table à l’autre bout de la salle. Meg semblait les connaître, elle leur apporta deux pots de bière sans qu’ils aient rien demandé. En revenant à la cuisine, elle s’arrêta pour attiser le feu. Si la figure de Tyacke l’avait horrifiée, elle n’en avait jamais rien montré. Peut-être avait-elle déjà vu pis.

— Alors comme ça, vous nous quittez demain matin, monsieur Tyacke ?

— Oui, répondit-il en se détournant légèrement.

— J’ai dit à Henry d’aller chercher sa voiture aux aurores.

Demain. Après deux semaines passées dans l’incertitude.

C’était presque maintenant.

Tyacke n’était pas rentré en Angleterre depuis des années. Quand il était venu de l’arsenal jusqu’ici, il avait contemplé le paysage comme un étranger qui arrive en pays inconnu. Même dans la ville, devant toutes les boutiques. Des coiffeurs, des chapeliers, des peintres, des distilleries, plus d’auberges et d’hôtels que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Il y avait des officiers en nombre, des marins aussi, il supposait qu’ils bénéficiaient d’une protection pour aller et venir ainsi à leur guise. Il se rappelait l’équipage de la Larne, le sentiment d’incrédulité lorsque Bolitho avait obtenu pour ses hommes la permission de descendre à terre. Un seul n’était pas rentré. Ivre, il était tombé dans un bassin et s’était noyé.

Il avait vu beaucoup de femmes, également. Certaines élégamment vêtues et couvertes de bijoux, peut-être femmes d’officiers de marine et de l’armée de terre. D’autres, comme Meg, qui essayaient de faire le travail des hommes, de remplacer ceux qui ne reviendraient peut-être jamais.

— J’ai passé un excellent séjour. Qui sait, nous nous reverrons peut-être.

Même en faisant très attention, il ne décela dans ses yeux aucun signe de répulsion.

— Je vais aller vous chercher votre souper, m’sieur.

Tous deux savaient qu’ils ne se reverraient jamais.

Il but une gorgée de cognac. Du fameux. Les contrebandiers passaient peut-être dans le coin… Ses pensées le ramenèrent à son nouveau commandement. Combien il allait être différent. Conçu initialement comme un petit vaisseau de troisième rang avec soixante-quatre canons, on l’avait réduit à son déplacement actuel en démontant la plus grosse partie du pont supérieur et l’artillerie correspondante. Mais il lui restait quarante vingt-quatre-livres, plus quatre dix-huit-livres en pièces de chasse et de retraite. Tyacke avait étudié le moindre détail de son bâtiment, tous ses antécédents depuis qu’il avait été lancé dans le fameux chantier de William Hartland à Rochester, sur la Medway.

Il avait réfléchi aux commentaires de Bolitho, aux différentes façons de l’utiliser si la guerre éclatait avec les États-Unis. Toutes ces grosses frégates américaines récentes emportaient des vingt-quatre-livres et, en termes de puissance de feu, elles étaient de loin supérieures aux frégates anglaises de type Anémone.

Plus important encore, si c’était possible, son nouveau vaisseau pouvait tenir la mer bien plus longtemps. Son équipage d’origine, plus de six cents hommes, avait été réduit à deux cent soixante-dix, dont cinquante-cinq fusiliers marins.

Il était encore sous-armé, mais c’était le cas de tous les vaisseaux quand ils se trouvaient dans un port de guerre ou à proximité.

Toutes ces têtes inconnues. Combien lui faudrait-il de temps pour reconnaître ses hommes, savoir ce qu’ils valaient et jauger leurs qualités individuelles ? En tant que commandant, il pouvait demander n’importe quoi à ses officiers. Le respect, comme il l’avait observé avec Bolitho, se mérite.

Il songea de nouveau à son bâtiment. Vieux de trente-quatre ans, construit avec ce bon chêne du Kent, à l’époque où l’on en trouvait encore. Pour les vaisseaux plus récents, le bois utilisé était à peine sec et les membrures étaient façonnées à la hache par les charpentiers, mais pas travaillées pendant des années pour leur donner plus de résistance. Certains étaient bordés en teck sur couples en chêne, comme les navires de la Compagnie des Indes, construits pour la plupart à Bombay. Le teck était aussi solide que du fer, mais les marins qui devaient travailler et se battre le détestaient. Contrairement à ceux du chêne, les éclis de teck vous empoisonnaient un homme et le tuaient plus lentement et dans de plus horribles souffrances qu’une décharge de mitraille.

Tyacke but une autre gorgée de cognac. Le vaisseau qu’il allait commander avait goûté à l’eau salée alors qu’il était encore dans les bras de sa mère.

Cette pensée lui arracha un sourire. Nous avons dû grandir ensemble. Le vaisseau avait même participé au combat d’Aboukir. Il se retint d’effleurer sa joue balafrée. Et d’autres batailles encore. La Cheasapeake et les Saintes, Copenhague. Puis, comme il était trop petit pour la ligne de bataille, il avait partagé les misères des blocus et de l’escorte des convois.

A n’en pas douter, nombreux étaient les capitaines de vaisseau confirmés à s’interroger sur le choix de Sir Richard de mettre sa marque à bord d’un vieux troisième rang transformé, quand il aurait pu avoir tout ce qu’il voulait. Il était amiral, désormais. Tyacke se demandait ce que Catherine Somervell pouvait bien en penser. Il la revoyait dans ses vêtements de marin, sales et trempés, la première fois qu’il avait été à côté d’elle. Puis dans la robe jaune qu’il avait gardée depuis que la fille qu’il avait choisie l’avait rejeté. C’était étrange, il parvenait à y penser sans souffrir, comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre.

Il essayait de se souvenir s’il avait bien tout ce qui lui était nécessaire, et cela le ramena à la maîtresse de Bolitho. Pourtant, ce terme le choquait. Sa dame. Elle allait sûrement s’assurer que Bolitho était convenablement pourvu avant qu’il quitte sa maison.

Il crut flairer des odeurs de cuisine et prit soudain conscience qu’il était affamé. Il avait intérêt à faire ce soir un solide repas. Plus tard, il serait trop tendu, trop anxieux. Il sourit encore, il revoyait Bolitho lui avouer qu’il était toujours nerveux quand il prenait un nouveau commandement. Mais, souvenez-vous bien, ils sont encore bien plus inquiets de savoir comment est leur nouveau commandant !

Et que devenait John Allday – son « chêne » – allait-il être aussi désireux cette fois de larguer les amarres ?

À l’autre table, l’un des hommes posa sa chope et se tourna vers la porte. Son compagnon courut presque se réfugier dans la pièce voisine où quelques ouvriers buvaient du cidre brut. Puis Tyacke entendit le bruit. Des bruits de pieds et des cliquetis métalliques.

Meg arriva en trombe, les mains chargées de couteaux et de fourchettes.

— La presse, commandant. En général, ils viennent pas si loin de chez eux – elle lui sourit : Mais n’ayez crainte. Je vais m’arranger qu’y vous gênent point.

Il s’enfonça un peu plus profondément dans son siège pour être dans la pénombre. Se retrouver à commander un détachement de presse était une véritable corvée. Cela lui était arrivé une fois, lorsqu’il était enseigne. Les hommes qui gémissaient, les femmes qui hurlaient des blasphèmes. Assez curieusement, alors que ces détachements étaient constitués essentiellement de marins eux-mêmes victimes de la presse, c’étaient ceux-là qui montraient le moins de pitié.

On entendait des cris étouffés derrière l’auberge et Tyacke devina que l’homme qui avait quitté la salle en courant s’était fait prendre. Son compagnon revint, encore tout tremblant. Il avait été assez heureux pour avoir sur lui son certificat de protection.

La porte s’ouvrit à la volée et un jeune enseigne de vaisseau entra dans la pièce. Il aboya :

— Debout ! Inspection !

Il sembla se rendre compte qu’il avait déjà interrogé l’homme en question. Il se tourna vers la silhouette noyée dans l’obscurité, près de la cheminée.

— Et toi ? Tu n’as pas entendu ? Au nom du roi !

Tyacke, sans bouger de sa place, tendit la jambe et poussa le banc en pleine lumière.

L’enseigne resta interloqué en voyant les galons d’or. Il bredouilla :

— Je ne savais pas, commandant ! Il n’y a pas beaucoup d’officiers qui descendent ici.

Tyacke lui répondit d’un ton tranquille :

— Et c’est la raison pour laquelle j’y suis venu. Pas pour me faire hurler dessus par un chiot insolent qui se cache sous l’uniforme du roi !

Il se leva. Meg, deux marins en armes qui se tenaient dans l’embrasure et l’homme qui avait été déjà contrôlé se figèrent. On eut dit un spectacle de mime. Tyacke se retourna très lentement.

— Quel est votre nom, monsieur ?

Mais le jeune officier était incapable de parler. Les yeux rivés sur les terribles blessures de Tyacke, il était tétanisé. Il finit par murmurer dans un filet de voix :

— Laroche, co… commandant.

— Et de quel bâtiment ?

— L’Indomptable, commandant.

— Dans ce cas, nous nous reverrons demain, monsieur. Je suis le capitaine de vaisseau James Tyacke.

Et il se retrouva tout seul dans la salle.

Meg arriva, avec entre les mains une soupière fumante enveloppée dans un torchon.

— Je suis vraiment désolée, m’sieur.

Tyacke se pencha pour lui prendre le bras.

— Mais non, ce n’est rien. Il faut un commencement à tout.

Demain, il serait à bord d’un nouveau vaisseau. Il resta songeur. L’Indomptable. Mon bâtiment.

Puis il se souvint de Bolitho, et cette pensée le calma.

Ils seront bien plus inquiets que vous.

Meg le laissa prendre son souper, mais resta tout de même à la porte. Elle se demandait ce qui lui était arrivé, si un homme d’aussi belle allure parviendrait jamais à s’y faire.

Elle referma doucement la porte. Longtemps après son départ, elle pensait encore à lui.

 

Au nom de la liberté
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